Il nous a reçus dans son bureau de l'université de Genève, pour un libre entretien au cours duquel il retrace son parcours et aborde plusieurs questions importantes liées à l'enseignement et la recherche.
Pouvez-vous retracer votre parcours ?
Mon père est professeur de sport, et ma mère était danseuse avant de devenir institutrice. Je suis donc un enfant d'enseignants, mais pas du tout destiné à faire des maths au départ. Mes parents ne m'ont pas poussé dans cette voie, mais ils m'ont incité à m'intéresser à toutes sortes de choses : le sport, la musique, etc. Dans le domaine des sciences, j'aimais beaucoup l'astronomie. Vers 14 ans, mes parents m'ont fait déménager à Paris pour pouvoir entrer en Seconde au lycée Louis-le-Grand. Dans cet établissement, une classe de Première regroupait les meilleurs élèves. J'y ai été admis l'année suivante, et ai terminé dans les trois derniers au premier devoir de maths ! Ce fut la panique totale, et avec un ami nous nous sommes dit : « Peut-être qu'il faudrait nous mettre à travailler... ». Je m'y suis mis, et ça a marché mieux que prévu : à la fn de l'année, je me suis retrouvé dans les tout premiers. Cela m'a donné énormément confance en mes capacités, mais, au départ, c'est venu d'une belle claque. À ce moment là, les maths n'étaient pas encore une passion.
J'ai été ensuite admis en classes préparatoires à Louis-le-Grand où, en deuxième année, j'ai rencontré un professeur qui a été très important pour moi : Yves Duval. Yves m'a montré les maths telles que je les vois aujourd’hui : une activité très émotionnelle, beaucoup dans le partage. Il y avait chez lui cette volonté de présenter les mathématiques « de la bonne façon », en donnant son point de vue sur les choses et en ayant le souci de transmettre les idées. Cela confère aux maths un caractère extrêmement subjectif, en contraste avec ce que j'avais pu connaître avant : quelque chose de monolithique et d'hyper-objectif. Cela, il l'exigeait de lui-même, et il le transmettait naturellement, au moins à certains élèves. Il parvenait à conjuguer la préparation des concours en présentant un cours impeccable de nature à rassurer tous les élèves, et la stimulation de la créativité qu'exige le concours des ENS, en transmettant le goût de résoudre des problèmes diffciles, d'oser les attaquer, quitte à se tromper. En tant qu'enseignant aujourd’hui, j'essaie de maintenir un équilibre semblable. C'est cette année-là qu'il est devenu clair pour moi que je voulais préparer le concours de l'ENS, où je fus admis. À ce moment-là, j'hésitais encore entre les maths et la physique. Ce que j'aimais en physique, c'était ce côté explicatif du monde qui nous entoure. Ce que j'aimais en maths, c'était le côté jubilatoire de la preuve, de la recherche de l'argument.
Arrivé à l'École Normale, j'ai finalement décidé de me concentrer sur les maths, et là apparaît un deuxième enseignant important dans mon cursus : Jean-François Le Gall. Il nous enseignait les probabilités dans un style apparemment effortless, en faisant découler très naturellement les choses les unes des autres, et en donnant à un domaine qui reste tout de même proche de l'analyse l'élégance que l'on attribue peut-être plus spontanément aux théories algébriques. Avec en même temps ce côté que j'aime beaucoup en analyse qui consiste à « mettre les mains dans le cambouis ». Les probabilités me sont alors immédiatement apparues comme le domaine qui me convenait, et j'ai donc suivi le master de ce domaine à l'université d'Orsay, qui était à l'époque le Graal des probabilités, avec dans le même département Raphaël Cerf, Yves Le Jan, Jean-François Le Gall et Wendelin Werner, pour ne citer qu'eux. En ce dernier, j'ai rencontré la personne ayant probablement la façon la plus proche d'enseigner de la mienne, avec une vraie vision esthétique des maths consistant à diriger même le sujet du cours vers les thèmes et les preuves les plus élégants, dans un domaine que je découvre alors : la physique statistique. Avec son cours, intitulé « Percolation et modèle d'Ising », je récupère donc la physique en plein vol, et c'est encore ce que je fais 14 ans après ! J'ai passé l'agrégation en 2007. Mon classement (NDLR : 2e) fut une énorme surprise pour moi, et c'est quelque chose qui m'a énormément donné confance en moi pour la suite. Or, la confance est un élément capital quand on arrive au niveau de la recherche, car il faut oser s'aventurer dans des directions nouvelles.
J'ai été envoyé à Vancouver pour mon mémoire de Master. Malgré quelques problèmes d'organisation, le stage s'est bien déroulé, et en revenant en France j'avais deux articles de recherche. J'avais très envie de faire une thèse avec Wendelin Werner. Mais sa réaction fut inattendue : il m'a proposé d'aller à Genève pour travailler avec Stanislas Smirnov qui, me dit-il, aurait des sujets plus intéressants à me proposer. Sur le moment j'ai été extrêmement déçu, mais aujourd'hui je l'en remercie ! Ma thèse s'est effectivement très bien passée, et je ne suis jamais reparti : le jour de la soutenance, l'université de Genève me proposait un poste de professeur assistant qui s'est transformé un an plus tard en poste de professeur ordinaire. Plus tard, l'IHES m'a également proposé un poste et ça, ça ne se refuse pas !
Quelles caractéristiques de la formation dispensée en classes préparatoires vous semblent les plus intéressantes, les plus pertinentes ?
Deux éléments me semblent essentiels. Je citerai en premier lieu le suivi personnalisé des étudiants, rendu possible par les effectifs relativement faibles des classes, et surtout par le fait que l'enseignement, très généraliste, est confié à un unique professeur. Ce point est capital, car il permet d'avoir un point de vue cohérent sur l'ensemble du programme. Ici, à l'université de Genève, nous rencontrons à l'inverse une diffculté fondamentale liée au fait que les enseignements des premiers niveaux sont partagés entre plusieurs intervenants : de 8 à 12 pour chaque étudiant en deux ans, ce qui implique inévitablement une hétérogénéité des points de vue qui à ce niveau n'est pas bienvenue, mais aussi des répétitions ou au contraire des omissions. Il me semble qu'il serait bénéfique pour les cursus universitaires de minimiser le nombre des enseignants dans les premiers niveaux.
Les colles me semblent également un atout extrêmement fort des classes préparatoires, avec leurs deux caractéristiques : des étudiants en tout petits groupes, qui résolvent en direct des problèmes. Cela développe la capacité à écrire des preuves correctes et intelligibles par l'auditeur. Dans les copies, les étudiants ne comprennent pas forcément leurs erreurs, cela reste abstrait pour eux, alors qu'un retour immédiat d'un examinateur, lors d'une prestation orale, permet de cerner efficacement les difficultés. À l'université de Genève, nous avons d'ailleurs développé un système de colles en première année, et nous avons vu le niveau des élèves décoller.
Comment décririez-vous votre métier de mathématicien ? Quels en sont les aspects enthousiasmants ?
Ce qui est enthousiasmant c'est de résoudre des problèmes ! Au moins d'essayer, car on n'y arrive pas toujours... Quand j'étais en taupe, j'aimais passer une semaine sur un bel exercice diffcile. Un problème de recherche, c'est un peu comme un exercice (un très gros exercice !), mais sur une échelle de temps qui n'est plus d'une semaine mais plutôt d'une, voire plusieurs années. Mais la mécanique reste la même : on cherche, on tâtonne, on tente des choses qui ne marchent pas, et cette partie est la plus excitante du métier. Il faut ajouter une dimension supplémentaire par rapport à la classe prépa : le travail d'équipe. On cherche en groupe. Sur mes 70 papiers de recherche, je n'en ai écrit qu'un ou deux seul, tous les autres sont des collaborations. Cela implique des interactions, des échanges, mais aussi un travail de transmission des idées à nos collègues. Certains mathématiciens préfèrent au contraire travailler seuls, mais pour moi la collaboration est une dimension essentielle. Cela ne va pas toujours de soi : évidemment on n'aime pas trop qu'un collègue nous dise que notre argument est faux, car on a un attachement finalement assez intime aux idées qu'on crée... Pour cette raison, je suis assez sélectif dans le choix des collaborateurs, pas vraiment sur le niveau mais sur le mode de fonctionnement et les qualités humaines.
Est-ce que le fait de sécher est une difficulté pour un mathématicien ?
Tout dépend de ce qu'on entend par là. S'il s'agit du vide total, dans le sens où rien ne vient, alors je ne sèche pas beaucoup, car si c'est le cas je change simplement de problème ! Par contre, il est vrai que, 99% de mon temps, je ne vais pas avoir de solution au problème qui m'intéresse. Sur un problème typique, je vais avoir des idées qui viennent constamment, je vais les essayer, et elles ne marcheront quasiment jamais. Pour autant, grâce à toutes ces tentatives, ma compréhension du problème va progressivement s'améliorer. Par rapport à un exercice, on est là, on l'a dit, dans une tout autre échelle de temps. L'important est de toujours avancer sur une des échelles de temps : la grande architecture de la preuve, ou la résolution de chaque pas de la preuve. Si on voit les choses sous cet angle, on ne sèche finalement pas tant que cela.
Pouvez-vous dire quelques mots sur l'ambiance de compétition dans la recherche mathématique ?
C'est un vrai problème : il y a un climat « publish or perish » qui est en train de s'installer en mathématiques. Cela a pris plus de temps que dans d'autres disciplines. Quand j'ai fini ma thèse, il y a un peu plus de dix ans, il était rarissime qu'un étudiant écrive 7 ou 8 articles de recherche pendant sa thèse. Aujourd'hui les candidats à un postdoctorat ont tous 7 ou 8 articles, dont je n'ai jamais entendu parler pour la plupart. Il y a donc de plus en plus de papiers, et de moins en moins de gens qui les lisent.
En ce qui me concerne, j'ai été plutôt préservé de ce climat de compétition, et je ne me suis jamais retrouvé dans une situation où quelqu'un résout avant moi un problème sur lequel je travaillais depuis des mois.
Quelle place tient l'enseignement dans votre vie de mathématicien ? Comment décririez-vous les rapports entre enseignement et recherche ?
L'enseignement tient une part faible dans mon emploi du temps : 3 à 4 heures hebdomadaires. Je ne suis donc pas submergé par l'enseignement, qui reste presque une activité complémentaire, et en même temps fort agréable. Pour autant, je considère ce rôle d'enseignement comme peut-être l'apport principal des professeurs d'université à la vie sociale, par la formation des futurs diplômés.
En ce qui me concerne plus personnellement, l'enseignement me permet de m'oxygéner l'esprit, alors que la recherche, même si elle est enivrante, peut occasionner quelques « gueules de bois » ! Le contact avec les étudiants et la transmission du savoir sont alors très importants. Par ailleurs, quand on enseigne, la première chose à faire est d'essayer de se mettre à la place de la personne qui est en face de nous, et cet exercice « extra-corporel », ou plutôt « extra-cérébral », est quelque chose qu'il faut savoir faire aussi en recherche. Vu sous cet angle, l'enseignement est donc un très bon entraînement pour développer des qualités utiles au mathématicien.
Souvent, on demande : « l'enseignement vous permet-il d'être un meilleur chercheur ? ». Il m'est arrivé une fois, en préparant un cours, de me rendre compte que je n'aimais pas la preuve d'un théorème de niveau recherche, et d'en trouver une meilleure, ce qui a donné un article. Mais c'est rare... Donc dire que, quand j'enseigne les bases des probabilités, cela impacte directement ma recherche, c'est faux. Par contre, cela impacte mon interaction avec les mathématiques, parce que je suis obligé de réfléchir à la façon dont pensent les autres, à ce qui est simple et à ce qui est compliqué, et cet exercice est très enrichissant en recherche du fait des relations avec les collègues et collaborateurs.
Qu'auriez-vous envie de dire sur les mathématiques à des jeunes qui s'interrogent sur leur orientation ?
Quelqu'un qui réfléchit rationnellement et a des capacités pour les mathématiques aura l'embarras du choix dans le choix de son métier. Il y a finalement peu de disciplines où c'est le cas ! Mais il ne faut s'engager dans cette voie que si on est passionné. Il faut donc avant tout se poser la question : « est-ce que j'aime les maths ? »
Propos recueillis par Denis Choimet.